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i^K i:(ilij<(;tion n'AUTEUftS contk.mpokains
vt^/^ Propriétés littéraires
FRANÇOIS-VICTOR HUGO
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TRADUCTEUR
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ŒUVRES COMPLÈTES
W. SHAKESPEARE
TOME VI
LES COMÉDIES DE L'AMOUR
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PARIS
PAGNERRE, LTBRAIRE-ÉDITEUR
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OEUVRES COMPLETES
W. SHAKESPEARE
TOME VI
LES COMÉDIES DE L'AMOUR
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SAINT-DENIS. — irPOGRAPHlE DE A. MOULIN, SUCC DE M. DROCARB.
— 3 —
OEUVRES COMPLÈTES
DE
W. SHAKESPEARE
TRADUCTION NOUVELLE
PAR
FRANÇOIS-VICTOR HUGO
AVEC UNE INTRODnCTIOH PAR
VICTOR HUGO
Cette traduction, la seule exacte, la seule complète, est faite non sur la traduction de Letourneur, mais sur le texte de Shakespeare, On sait que la version de Letourneur a servi de type à toutes les traductions publiées jusqu'ici, et qu'elle est restée bien loin de l'original, malgré les con- sciencieux efforts faits par M. Guizot pour l'en rapprocher. M. François-Victor Hugo a complété ce monument, élevé à Shakespeare, par la reproiJuction des chroniques et des légendes, aujourd'hui oubliées, sources de tant de chefs- d'œuvre.
Nouvelle par la forme, nouvelle par les compléments, nouvelle par les révélations critiques et historiques, cette traduction sera nouvelle surtout par l'association de deux
noms. Elle oft'rira au lecteur cette nouveauté dernière l'auteur de Ruij-Blas commentant l'auteur d'Hamlet.
L'Ouvrn^c formera 15 hcanx volâmes in-S°
CHAOCE VOLDME, PRÉCÉDÉ d'CNE
IM'hODLCTlU.N ET SUIVI DE NOTES ET APPEiNDICE
Se vend séparément.
Prix 3 fr. «O r.
En Vente :
Tome I. — IiES DEUX HAMIiET.
Toiuo II. — Z.ES FÉERIES.
Le Songe d'ine mit d'été. La Tempête.
Tome llf. — I.ES TVRAKTS.
Macbeth. Le roi Jean. IticHARi) m.
Tome IV. — lES JAI.OUX. 1.
TllOYELS ET CRESSIDA.
Beaucoup de bruit pour rien. Le Conte d'hiver.
Tome V. — 1.ES JAIOUX. II.
cvmueuine. Othei.eo.
Timii) M. — I.ES COMÉDIES DE L'AMOUR.
La Sauvage apprivoisée. Tout est bien qui finit bien. Peines d'amour perdues.
Sous Presse :
Ttiii.cMl. — IiES AMANTS TRAGIQUES.
Antoine et Cléopatre.
UOMÉO ET .In.IETTE.
FRANÇOIS-VICTOR HUGO
TRADUCTEUR
ŒUVRES COMPLETES
W. SHAKESPEARE
TOME VI
LES COMÉDIES DE L'AMOUR
LA SAUVAGE APPRIVOISÉE. — TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN. PEINES d'amour PERDUES.
PARIS PAGNERRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE DE SEINE , 18 1860
Reproductiuii et tradiiclion réservées.
\s- vo>x
A PAUL MEUEIGE
F.-Y. H,
INTRODUCTION
Cette grande question que le moyen âge agita pendant des siècles : l'homme est-il libre? revient, posée en d'autres termes, dans le drame de Shakespeare. La théologie, partagée entre Pelage et saint Augustin, entre Abailard et saint Tho- mas, se demandait si le libre arbitre humain était concilia- ble avec la grâce divine. Le poëte, transportant la discussion de la scolastique dans la physiologie, se demande si ce même libre arbitre est conciliable avec la passion. La passion, condition d'être imposée à la créature par les sens, est pour Shakespeare la prédestination visible. Elle est, à ses yeux, le mobile suprême de l'action : elle est la plus formidable émanation de l'inconnu ; elle est la puissance nécessaire et mystérieuse qui règle à son gré nos penchants et nos répulsions, nos goûts et nos dégoûts. Devant cette puis- sance, qui peut l'entraîner indifféremment vers le bien ou vers le mal, l'homme n'est pourtant pas absolument inerte ; à la force pour ainsi dire extérieure de la passion il peut opposer la force intime delà volonté.
8 LES COMI'IDIES DE L'AMOUR.
Mais, à en croire le poëte, ces deux forces sont bien loin d'être égales. Dans une lutte contre la passion, la volonté est sûre d'être vaincue, grâce à l'inévitable défection de son meilleur allié, le désir. La volonté a d'avance perdu la ba- taille. Elle ne peut pas dompter la passion. Que peut-elle donc? Elle peut la provoquer.
Oui, il faut reconnaître la loi qui nous est faite, quelque dure qu'elle soit. Dura lex, sed lex. C'est uniquement un pouvoir de provocation que Shakespeare accorde à la volonté dans ses rapports avec la passion. lago est bien libre d'exciter la jalousie chez Othello; mais Othello n'est pas libre de la dominer. Lady Macbeth est bien libre de déchaî- ner l'ambition chez Macbeth ; mais Macbeth n'est pas libre de s'en défendre. Périlleuse situation faite à la volonté ! Incapable de dominer son adversaire, elle n'est capable que delà défier. La résistance ne peut être de sa part qu'une sté- rile velléité. Impuissante à repousser la passion , elle ne peut que se livrer à elle et périr. Elle n'a d'initiative que pour le suicide!
Telle est la morale de l'œuvre shakespearienne. Cette conclusion philosophique va ressortir avec un lumineux éclat de l'examen approfondi des cinq grandes pièces que le poëte a consacrées à la plus haute des émotions humai- nes, à l'amour : La Sauvage apprivoisée, Tout est bien qui finit bien, Peines cVamour perdues ; Antoine et Cléopàtre, Roméo et Juliette, — trois comédies, deux drames.
Dans la Sauvage apprivoisée, comme dans Tout est bien qui (init bien, la volonté humaine, représentée ici par l'obstination de Petruchio et là par la patience d'Hélène, réussit à évoquer l'amour dans les deux cœurs rebelles de Catharina et do Bertrand.
Peines d'amour perdues et Antoine et Cléopàtre sym- bolisent In lutte désespérée de la volonté contre l'amour. Le roi de Navarre ot Antoine s'évertuent vainement à combattre
INTRODUCTION. 9
la passion qui les entraine, l'un, vers la princesse de France, l'autre, vers Cléopâtre. Tous deux succombent; et cette double défaite se termine, ici, comiquement, par les fian- çailles du roi ; là, tragiquement, par la ruine du triumvir. Roméo et Juliette nous montre l'amour ayant la force irrésistible de l'élément. En vain les deux prédestinés es- sayeraient de se débattre, avec toute l'énergie de leur vo- lonté, contre la passion éperdue qui les emporte l'un vers l'autre; aussi ils ne le tentent même pas. La fille des Capu- lets a aperçu au bal le fils des Montagus. Cela suffit : elle l'aime avant de savoir qui il est.
— Nourrice, quel est celui qui n'a pas voulu danser?
— Je ne le connais pas.
— Va demander son nom; s'il est marié, j'aurai mon cercueil pour lit nuptial.
— Son nom est Roméo Montagu, fils unique de votre grand ennemi.
— Il m'est donc né un prodigieux amour, puisqu'il faut que j'aime mon ennemi exécré!
Dans Roméo et Juliette, la liberté humaine n'existe plus. L'amour, c'est la fatalité.
Le poëte est indulgent à la créature. Il ne la condamne pas ici-bas, il ne la damne pas ailleurs. Il la regarde comme un être mixte, moitié chair et moitié esprit, moitié fange et moitié lumière, pétri de défauts et de qualités, susceptible de grandeur aussi bien que de bassesse, toujours faillible, perfectible toujours. Les personnages tout d'une pièce n'existent pas chez lui plus que dans la nature. Il ne croit pas plus aux fanfaronnades de la vertu qu'à celles du vice. Shakespeare n'admet ni les héros parfaits ni les coquins
10 LKS COMÉDIES DE L'AMOUR.
irrémédiables. Chez lui les plus grandes figures, Hamlet, Othello, Posthumus, Timon ont toutes une plaie au flanc ; les plus viles, à l'exception peut-être du prodigieux Ri- chard III, ont encore une lueur au front. En dépit des ana- thèmes de la chaire, il restitue au juif le titre d'homme que le prêtre lui a retiré. Il se plaît à agacer de pitié la conscience du bourreau. Il ennoblit la bête elle-même, et, dans sa tendresse universelle, il fait briller une larme humaine à l'œil du daim que poursuit le chasseur.
Le poète tend toujours la main à la créature : il l'aide à se relever, à se corriger, à se repentir. Sans cesse il cherche, comme il le dit superbement, l'âme du bien dans les êtres mauvais, a soûl of goodness in things evil. Il se regarde comme le médecin des méchants; il les traite tour à tour par les rires et par les pleurs; et parfois, quand le patient est déclaré incurable, quand il a résisté à tous les remèdes vulgaires, Shakespeare emploie le mal même pour guérir le mal, et il a recours, comme dans la Sauvage apprivoisée, à une homéopathie souveraine.
Voyez- vous cette fille qui passe? Eh bien! pas un galant ne veut l'épouser. — Elle est donc laide? — Non , elle est jolie. — Elle est donc vieille? - Elle n'a pas vingt ans. - Elle est donc idiote? — Elle a beaucoup d'esprit. — Elle est donc pauvre? — C'est le plus beau parti de tout Padoue. Son père l'offre avec une prime splendide au premier sou- pirant venu. - Elle a donc la peste? — Non, elle n'a pas la peste, elle l'est. En fait d'humeur, elle n'a que la mau- vaise; l'emportement est son tempérament. Elle est mé- chante, méchante comme personne, méchante pour le plai- sir. Elle passe son temps à contredire, à médire ou à mau- dire. Elle traite ses gens comme des chiens et ses parents comme ses gens. Elle fait de son pèreunGéronte et de sa sœur une Cendrillon,
Pauvre et douce Bianca ! pourquoi donc pleure-t-elle? Ah !
INTHODIICTIOK. 1 I
c'est que sa sœur aînée vient de la battre et de lui arracher les cheveux, en lui enlevant une coiffe de dentelles qui lui allait trop bien. Catharina n'est pas une fille ; c'est une virago, une énergumène, une barbare. Le bonhomme Baptista, qui est un peu ganache, a fait tout au monde pour l'humaniser : il l'a câlinée, cajolée, dorlotée, gâtée. Concessions inutiles! La furie en est devenue plus furieuse. Il reste au père un dernier espoir : la musique. Baptista a entendu dire que la 1 jre d'Orphée civihsaitles bêtes féroces et que la guitare d'Am- phion attendrissait les pierres ; il donne donc à sa fille un professeur de musique, espérant que Catharina se laissera attendrir par le luth de maître Licio. Fallacieuse illusion ! A peine la leçon a-t-elle commencé que l'élève a pris l'ins- trument et en a joué... sur la tête du professeur. Plus de remède! Catharina est incurable. Qui donc essayera mainte- nant d'apprivoiser cette sauvage? Quel est le dompteur in- trépide qui osera approcher amoureusement de cette fauve femelle? Quel est le Daniel devant qui va ramper cette lionne?
Vous apercevez bien là-bas cet étrange cavalier qui trot- tine sur la route de Vérone à Padoue? Observez-le, et je vous défie de ne pas crever de rire en regardant cette silhouette qui semble échappée du crayon de Callot. Cet hidalgo ébou- riffant porte a un chapeau neuf et un vieux justaucorps, de vieilles culottes retournées trois fois, des bottes ayant servi longtemps d'étuis à chandelles, une vieille épée sans poi- gnée et sans fourreau. » Enfin il est assis « sur une selle vermoulue dont les étriers sont dépareillés ! » Si le cavalier sort de chez le fripier, le cheval arrive de chez l'équarris- seur : il est « pelé comme un rat, atteint de la morve, affligé d'un lampas, infecté de farcin, accablé d'éparvins, couvert d'avivés, perdu de vertigos, rongé de mites ; l'échiné rom- pue, les épaules disloquées ; muni d'un mors que retient une seule bride, d'une têtière en peau de mouton raccom-
12 LES COMÉDIES DE L'AMOUR.
modée par de gros nœuds, d'une sangle rapiécée six fois et d'une croupière de velours réparée rà et là avec de la ficelle. » Le don Quichotte de ce Rossinante s'appelle Petruchio et savez-vous quel est le nom de sa Dulcinée ? — Catharina ! Oui, cet original, ce lunatique, ce fou a demandé la main de Catharina, obtenu le consentement du père, et c'est dans ce burlesque équipage qu'il prétend se marier. Vous com- prenez Vébahissement des bons bourgeois de Padoue en voyant apparaître un pareil fiancé. Les gens de la noce sup- plient Petruchio de revêtir un costume plus digne delà cir- constance ; mais Petruchio s'y oppose énergiquement : « Trêve de discours, hurle-t-il, c'est moi qu'elle épouse et non mes habits! » Et il traîne au pied de l'autel sa fiancée stupéfaite. Toute la procession est entrée dans l'église. Le moment est solennel. Le prêtre demande onctueusement à Petruchio s'il consent à prendre Catharina pour femme : — Oui, sacredieu ! rugit Petruchio. A ce cri peu orthodoxe, le curé interloqué a laissé choir son livre; il se baisse pour le ramasser; sur ce, Petruchio s'avance et lui allonge un tel horion que le prêtre va s'étaler à côté du livre. Devant cette incroyable violence, qu'a fait la terrible Catharina? Sans doute, elle qui naguère s'impatientait de rien, elle a dû s'emporter fortement. Les deux époux ont dû se dispu- ter, se quereller, se prendre aux cheveux. L'ogre et- l'o- gresse ont dû se dévorer. Nullement ; Catharina n'a rien dit, elle n'a pas murmuré, elle n'a pas soufflé. Gremio prétend même l'avoir vue trembler quand Petruchio a jeté à la barbe du curé le fond de la coupe de communion; est-il possible? Se pourrait-il que la farouche fût déjà effarouchée ! Nous le saurons bien tout à l'heure.
La fantastique cérémonie terminée, toute la procession s'en retourne au logis de Baptiste. Un magnifique festival a été prépan'i chez le beau-père; et chacun des convives a ai- guisé son plus famélique appétit pour ce repas de Gamache.
INTRODUCTION. 13
Cependant il est dit que ces noces ne ressennbleront en rien aux autres épousailles. Au moment de se mettre à table, Petruchio annonce une résolution inouïe, celle de ne pas s'y mettre: des affaires urgentes, prétend -il, l'obligent à partir avant ce soir; il partira donc avec sa femme. A cette déclaration malsonnante, tous se récrient : il est inadmis- sible qu'un dîner de mariage se passe de mariés. Pareille chose ne s'est jamais vue depuis qu'il y a des Padouans à Padoue. On entoure Petruchio ; on le conjure de ne pas gâter une fête qui menace d'être charmante. Baptista le supplie de rester : — Impossible, mugit Petruchio. Le jeune Tranio intercède; même mugissement. Le vieux Gremio intercède; même mugissement. Alors Catharina, Catharina la mé- chante, Catharina l'intraitable, Catharina la maudite, s'a- vance vers son mari et, lui serrant la main, lui dit de la voix la plus câline : Je vous en supplie !
— J'en suis fort aise, exclame Petruchio.
— Fort aise de rester?
— Je suis fort aise que vous me suppliiez de rester, mais résolu à ne pas rester.
— Voyons, restez, si vous m'aimez.
— Grumio, mes chevaux !
Ce Je vous en supplie de Catharina est déjà un joli succès, convenez-en. C'est la première parole sympathique qui soit encore sortie de cette bouche hargneuse. C'est le premier cri vraiment féminin qu'elle ait jeté. Mais Catharina est loin d'être apprivoisée encore; et la preuve, c'est que, devant le refus formel de Petruchio, elle reprend son humeur opi- niâtre : « Eh bien, soit! faites comme vous voudrez. Moi, je ne partirai pas aujourd'hui, ni demain, ni avant que cela me plaise. La porte est ouverte, monsieur, voici votre che- min ! Il paraît que vous ferez un mari joliment maussade, puisque vous y allez si lestement. . . Messieurs, en avant pour le dîner de noces ! »
14 LES COMÉDinS DE LAMOUR.
Cet instant critique va décider de l'avenir des époux. Si Petruchio cède, adieu pour jamais sa légitime suprématie ! Toute sa vie il sera mené par sa femme, heureux s'il n'est pas battu par elle. Ce sera Catharina qui, dans le ménage, portera les culottes. Mais Petruchio est à la hauteur du péril ; il est homme et il prétend le rester, v. Allons, Cateau, s'écrie- t-il de sa voix la plus mâle, n'ayez pas l'air grognon, ne tré- pignez pas, n'ouvrez pas de grands yeux, ne vous irritez pas; je veux être maître de ce qui m'appartient. Catharina est mon bien, ma chose, ma maison, monmobiUer, mon champ, mon cheval, mon bœuf, mon âne, mon tout! La voilà ! y touche qui l'ose. » Et, ce disant, il enlève sa femme d'une main, brandit son épée de l'autre et se fraye un passage au milieu des convives ébahis.
Voilà les époux en route. La lune de fiel commence. Pe- truchio a juché sa moitié sur le cheval que vous connaissez, ot lui-même s'est mis en croupe derrière elle. Sous le poids peu idéal du couple romanesque, la haridelle fait d'abord assez bonne contenance; mais, après un trot de quelques milles , elle n'en peut déjà plus ; ses pieds flageolent, et bientôt, cédant aux séductions d'un magnifique bourbier, elle s'étale, ayant Catharina sous elle. Pour réparer l'acci- dent, Petruchio laisse sa femme se dépêtrer toute seule et administre une raclée à ce maraud de Grumio qui accourait au secours. Catharina se relève et, s'oubliant elle-même, cédant au premier mouvement de charité qu'elle ait jamais éprouvé, elle dégage le malheureux valet dos mains de son maître furieux. Confusion inexprimable; Petruchio jure, Catharina prie, Crumio crie et les chevaux fuient.
Les époux se dirigent clopin dopant vers la maison conju- gale, dont enfin ils aperçoivent à travers les arbres le toit hospitalier. Il souffle une bise glacée, et Grumio a été dépê- ché en avant pour allumer un grand feu dans la salle à manger. Catharina a un froid de loup et une faim de chien.
INTRODUCTION. 15
Aussi, quelle fête de bien souper, de bien se chauffer et puis de bien dormir ! Ils arrivent. Madame est servie.
Le repas a l'aspect succulent, et tous les plats ont un fumet exquis. Tous deux prennent place ; Petruchio avise un ma- gnifique gigot : — Qu'est ceci, fait-il d'un air de dégoût? du mouton? — Oui, monsieur, hasarde un valet. — Qui l'a apporté? — Moi, monsieur. — Il est brûlé, comme toute votre viande ! Chiens que vous êtes ! où est ce gueux de cui- sinier?... Comment, maroufles, vous m'osez apporter ça du fourneau ! Étourneaux ! butors ! chenapans ! Allons, rem- portez ça, assiettes, verres et tout ! — Et, pour desservir plus vite, Petruchio renverse la table. Il va falloir se coucher sans souper! — Pauvre Cateau, prends patience. Demain, on fera mieux, et pour ce soir nous jeûnerons de compagnie. Viens, je vais te conduire à la chambre nuptiale. — Et, ce disant, il entraîne aux délices de la nuit de noces la mariée affamée.
Les valets sont restés seuls maîtres du champ de bataille où ils dînent. — Pierre, as-tu jamais rien vu de pareil? s'écrie Nathaniel. — Nathaniel, répond Pierre qui n'est pas bête, il la massacre avec sa propre humeur, He kills her in her own humour.
Pierre a dit là le mot de la comédie.
Oui, c'est la massacrante humeur de Catharina qui re- tombe sur elle avec la virile violence de Petruchio. Ce sont toutes les bourrasques de sa vie passée qui rejaillissent contre elle en ouragan. Le lendemain de ses noces, elle se plaint à Grumio des duretés de son mari. Mais elle-même, comment traitait-elle son père et sa sœur? Elle se plaint de ce que Petruchio la contredit toujours. Eh! ne contrariait- elle pas tout le monde? Petruchio jure , peste , grogne, gronde. Ah ! c'est affreux ! Mais hier c'était elle qui jurait, pestait, grognait, grondait. Qu'elle réfléchisse donc et elle reconnaîtra dans les blasphèmes de Petruchio l'écho de ses
16 LES COMÉDIES DE L'AMODR.
imprécations. Sans doute, c'est im crève-cœur pour la jeune mariée de se voir enlever cette belle robe à mancbes tailla- dées et cette ravissante toque de velours qui lui iraient si bien. Mais que Catbarina se souvienne de la jolie coiffe de dentelles qu'il y a deux jours elle arrachait si brutalement à Bianca ; et, si toute conscience n'est pas éteinte chez elle, elle se dira que, dans sa rigueur apparente, l'époux rend à l'épouse ce que la fille a fait au père, ce que la sœur a fait à la sœur. Si Petruchio l'a enfermée dans cet enfer, c'est qu'elle était un démon!
Mais que Catharina se rassure ; cet enfer est loin d'être éternel, et elle n'a qu'un mot d'amour à dire pour le changer en paradis.
Ainsi Catharina est guérie de sa mauvaise humeur par la mauvaise humeur de son mari. Grâce à cette homéopa- thie conjugale dont la recette toute-puissante est aujourd'hui connue de tous les ménages , la jeune convalescente re- prend peu à peu la saine nature de son sexe, la bonté, l'affabilité, la bienveillance, l'humilité, la tendresse, la résignation, la timidité, la grâce, ces forces de la fai- blesse. Elle se débarrasse de cette virilité maladive dont elle a vu les excès et elle redevient femme. En redevenant femme, elle recouvre tous ces titres augustes que la famille réserve à ses élues. Elle ressaisit le triple diadème des affec- tions ; elle ressent l'amour filial qui fait les Cordélia, l'a- mour conjugal qui inspire les Desdémona, en attendant qu'elle éprouve cet amour maternel qui exalte les Constance. Elle reprend son rang parmi ses pareilles, et, pour leur prou- ver qu'elle en est digne, elle leur fait elle-mCme la leçon. Elle s'adresse à toutes les femmes et leur prêche le devoir avec l'enthousiasme exalté d'une convertie : « Fi ! fi ! déten- dez ce front menaçant et rembruni. Cet air sombre ternit votre beauté. Une femme irritée est comme une source re- muée, bourbeuse, désagréable, trouble ; et, tant qu'elle est
INTRODUCTION. 17
ainsi, nul, si altéré qu'il puisse être, ne daignera y tremper sa lèvre. Votre mari est votre seigneur, votre vie, votre gar- dien, votre chef, votre souverain, celui qui s'occupe de vous et de votre entretien, qui livre son corps à de pénibles la- beurs et sur terre et sur mer, veillant la nuit dans la tem- pête, le jour dans le froid, tandis que vous dormez chaude- ment au logis. Il n'implore de vous d'autre tribut que l'amour, la mine avenante et une sincère obéissance, trop petit à- compte sur une dette si grande ! »
La Sauvage apprivoisée devait devenir facilement popu- laire. Cette comédie de mœurs traitait de la façon la plus amusante un sujet intéressant pour tous ; elle abordait pu- bliquement le problème des rapports intimes entre l'homme et la femme, et elle le résolvait, sous une forme excentrique, à la satisfaction du bon sens général. S'adressant au peuple, elle lui parlait son langage. Dans la Sauvage apprivoisée, une des premières pièces de Shakespeare, le style du maître est aussi prosaïque qu'il peut l'être. Excepté dans le prolo- gue où. le lyrisme naissant du jeune poëte prend déjà des ailes, le dialogue affecte partout l'expression directe, le mot usuel, la locution famiUère. Peu de métaphores, point d'i- mages. Le naturel de la phrase en est la seule parure. En écoutant tous ces personnages attablés chez Baptista, vous croiriez entendre de bons bourgeois de la Cité causant au coin de leur feu, vers la fin du règne de la reine Bess. L'au- teur a si bien su déguiser son style que beaucoup de con- naisseurs s'y sont trompés. Le commentateur Farmer est même allé jusqu'à déclarer la pièce apocryphe. Heureuse- ment que l'authenticité n'en est pas douteuse ; sans quoi peut-être nous aurions vu la critique en masse rejeter de l'œuvre de Shakespeare celte charmante comédie de jeu- nesse. Mais la Sauvage apprivoisée, bien que non imprimée du vivant de l'auteur, a été insérée dans l'édition générale de 1623. Et voilà qui suffit. Le ciel préserve les poètes des
18 LKS COMÉDIES DE L'AMOUR.
commentateurs ! Il n'est pas d'amis plus dangereux. Voyez Voltaire : que de mal n'a-t-il pas dit de Corneille sous pré- texte de l'annoter ! — Ne pouvant sérieusement contester son œuvre à Shakespeare, qu'ont fait les critiques ? Ils lui en ont contesté l'idée première. Ils l'ont accusé de plagiat. Ils l'ont accusé d'avoir frauduleusement copié une pièce qui depuis longtemps appartenait au répertoire anglais et qui avait été jouée avec grand succès par la troupe du comte de Pem- broke, sous ce titre : Une Sauvage apprivoisée. Dans cette vieille comédie, que l'imprimerie nous a conservée dès 1594 \ on retrouve en effet les principaux incidents de la pièce signée Shakespeare : Ferando fait sa cour à Catherine juste comme Petruchio à Catharina ; il l'épouse avec la même humour grotesque ; il la dompte par les mêmes représailles ; il éconduit avec la même brutalité le mercier et le tailleur chargés de la parure de noces ; enfin, au dénoûment, il gagne de même le pari fait avec ses amis par la soumission exemplaire de sa femme. Dans toutes ces scènes, Shakes- peare s'est contenté de broder le canevas primitif. Le prolo- gue même, ce prologue exquis où le bonhomme Sly fait un si beau rêve, n'est que l'amplification du prologue de la pièce originale. Shakespeare est donc un plagiaire, allez- vous vous écrier? Oui, si la pièce originale n'est pas de lui. Non, si elle est de lui.
Voilà la question. Comment la résoudre? La vieille comédie est anonyme.
Les jurés de la critique anglaise ont longuement débattu ce procès, et, à l'exception de Pope qui a protesté, tous ont condamné Shakespeare sans l'entendre. Les uns l'ont déclaré coupable d'avoir volé Grecne, les autres, d'avoir volé Mar- lowe, d'autres, d'avoir volé Peele. Mais où sont les preuves du vol? elles n'existent pas. Au contraire, toutes les présomp-
' Voir nux noies les oxlniils qiu; j'en ai trudiiits.
INTRODUCTION. 19
tions sont à la décharge de Shakespeare. Il est un fait qu'au- cun critique ne conteste, c'est que le grand poëte anglais avait l'habitude de revoir et de remanier ses œuvres. Il a reiouché Hamlet, et, fort heureusement pour sa mémoire, la première esquisse était signée de lui, sans quoi les experts anglais n'auraient pas manqué de l'attribuer à tout autre qu'à son véritable auteur. Il a refait ie Roi Lear, et, par bonheur encore, l'éditeur, Nathaniel Butter, n'a pas oubhé de mettre le nom du poëte en tête de l'in-quarto de 1608. Il a refait les Joyeuses épouses de Windsor et, par une chance fortu- née, son éditeur de 1602 a eu autant de mémoire que son éditeur de 1608; sans quoi, nous aurions eu peut-être de savants mémoires pour nous prouver en trois points que les deux chefs-d'œuvre de Shakespeare étaient d'un autre. Enfin Shakespeare a refait Roméo et Juliette, mais cette fois, il a commis une imprudence grave : le Hbraire John Danter n'ayant pas pensé à nommer l'auteur en tête de l'édition ori- ginale de 1597, rien n'empêche la critique de déclarer que Shakespeare a copié Roméo et Juliette sur l'œuvre anonyme de quelque contemporain. Voilà la déclaration que la criti- que anglaise non-seulement pourra, mais devra faire, pour peu qu'elle soit conséquente. Le cas de la Sauvage apprivoi- sée est exactement celui de Roméo et Juliette. Soyez logi- ques ! Si vous affirmez que la conception de la première pièce n'appartient pas à Shakespeare, ne lui attribuez pas la con- ception de la seconde. Quant à moi, qui ai foi dans la probité du génie, j'affirme à priori que le poëte n'a pas plus volé cette comédie, qu'il n'a dérobé ce drame. Je ne suis pas de ceux qui condamnent sans preuve, même un grand homme. Or, le génie peut tout, excepté calquer. Nul autre que Michel Ange n'a pu esquisser les fresques de la chapelle sixtine. Nul autre que Shakespeare n'a pu ébaucher ces compositions magistrales, la Sauvage apprivoisée, Roméo et Juliette. Rendons au poëte ce qui est au poëte. Cessons de
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lui contester son œuvre et bornons-nous modestement à l'admirer.
Donc Shakespeare a deux fois mis la main à la Sauvage apprivoisée, et, comme toujours, la retouche a été d'un maître. Le lecteur a déjà pu voir par lui-même quel progrès immense il y a du premier Hamlet au second Hamlet, du premier Roi Jean au second Roi Jean. Eh bien, que le lec- teur compare l'esquisse de la Sauvage apprivoisée avec l'œuvre définitive, et il reconnaîtra la même supériorité écla- tante. Partout le dialogue a gagné en naturel et en vivacité ; la phrase gauche a pris de la tournure; le mot jusque-là émoussé s'est changé en trait. Ce n'est pas le style seul qui a pris un mouvement nouveau, c'est l'action elle-même.
Dans la Sauvage apprivoisée primitive, le père Alfonso, qui tient la place de Baptista, a trois filles, Catherine, Emilia et Phylema. Ainsi que je l'ai déjà dit, Kate a pour amant Ferando, qui se charge de l'apprivoiser comme Petruchio. Quant aux deux sœurs puînées, Emilia et Phylema, elles ont pour galants, l'une, Aurelius, et l'autre, Polydor, deux amoureux insipides, qui font leur cour de la façon la plus monotone en attendant qu'ils épousent. Pour rendre cette se- conde intrigue décidément amusante, qu'a fait Shakespeare? Il n'a laissé à Catherine qu'une sœur qui a pris le nom de Bianca, et il nous a montré cette sœur unique poursuivie par trois prétendants, Lucentio, Hortensio et Gremio, qui tous les trois la courtisent sous des travestissements divers. C'est à cette modification que nous devons cet imbroglio étour- dissant qui donne à la pièce l'air d'une comédie italienne. Nous y avons gagné cette scène inoubliable que Beaumar- chais a imitée dans le Barbier, la scène oii Lucentio traduit si drôlement ce dystiquc :
llac ihatSimoïs, hic est sigeia tettus ; ilic steleral Priami regiacelsa senis.
INTRODUCTION. 21
« Hac ibat, comme je vous l'ai dit, Simoïs, je suis Lucen- tio, hic est, fils de Vincentio de Pise, Sigeia tellus, ainsi déguisé pour gagner votre amour ; hic steterat, et ce Lucen- tio qui est venu vous faire la cour, Priami, est mon valet Tranio, regia, qui -a pris ma place, celsa senis, afin de mieux tromper le vieux Pantalon. »
Traduction libre à laquelle Hortensio, digne rival de Lu- centio, réplique par cette explication non moins libre de la gamme :
« Gamme. Ut. Je suis l'ensemble de tous les accords,
A. Ré. Unis pour déclarer la passion d'Hortensio.
B. Mi. Bianca, acceptez-le pour époux,
C. Fa. Lui qui vous aime en toute affection.
D. Sol, Ré. Pour une clef j'ai deux notes,
E. La, Mi. Ayez pitié ou je meurs ! »
Mais le changement le plus intéressant peut-être que le poète ait apporté à la composition primitive, c'est la conclu- sion inattendue par laquelle il a terminé l'aventure du dor- meur éveillé.
Tout le monde a lu dans les Mille et une Nuits l'aventure de ce marchand de Bagdad, Abou Hassan, qui, après avoir été endormi avec un narcotique et transféré dans le sérail impérial par ordre du calife Haroun, se réveille un beau matin commandeur des croyants, ayant pour favorites des sultanes, pour ministre le grand vizir Giafar et l'Asie entière pour esclave, puis, rendormi de nouveau et rapporté chez lui, se trouve marchand comme devant, après avoir régné comme dans un rêve.
Cette belle légende, que Galland nous a traduite, n'était pas parvenue directement à nos pères du moyen âge. Rap- portée inexactement, dès le treizième siècle, par Marco Polo, qui attribue l'idée du calife Haroun au Vieux de la Monta- gne, elle avait fini, chose étrange, par prendre en Europe la consistance d'un fait historique. En France, le chroni- yi. 2
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queur Goulard, sur l'autorité de l'écrivain latin Heuterus, avait raconté l'aventure comme s'étant effectivement passée à Bruxelles, en vertu d'un caprice souverain du duc de Bourgogne, Philippe le Bon *. Le récit de Goulard avait été à son tour traduit en anglais, et c'est par cette dernière ver- sion que le conte arabe, modifié par tant de migrations suc- cessives, a été révélé à Shakespeare. Dans la Sauvage ap- privoisée primitive, le poète met scrupuleusement en scène la narration qui lui a été transmise. Il transporte sur son théâtre les péripéties essentielles de la légende. Comme Abou Hassan, Christophe Sly endormi est transféré dans une demeure splendide où toutes les jouissances de ce monde lui sont offertes dès son réveil ; transformé en grand seigneur, il a sa troupe de comédiens, comme Abou Hassan a son cortège d'odalisques; enfin, comme Abou Hassan, il cède à un nouveau sommeil durant lequel il est empoigné par des bras vigoureux et impitoyablement reporté dans son milieu de misère. Quand il rouvre les yeux, il se retrouve devant la porte du cabaret où il avait l'habitude de boire. L'aubergiste l'a réveillé d'un coup de pied, et Sly le consi- dère d'un air ébahi :
— Qui est là? s'écrie-t-il. L'aubergiste!... Mon Dieu! l'ami, j'ai eu cette nuit le plus beau rêve dont tu aies ja- mais ouï parler dans toute ta vie.
— Ma foi ! vous auriez mieux fait de rentrer chez vous , votre femme va vous gronder vertement pour être resté à rcvcr ici cette nuit.
— Bah ! tu crois? réplique Christophe encore sous l'im- pression du spectacle auquel il vient d'assister. Je sais main- tenant comment on apprivoise une sauvage. J'en ai rêvé toute celte nuit. Je vais trouver ma femme ; et je l'apprivoi- serai à mon tour, si elle se met en colère.
* Voir ce récit aux Noies.
INTRODUCTION. 23
Tel est le dénoûment, conforme à la tradition, que le poëte avait adopté d'abord. Mais plus tard, en revoyant son œuvre, Shakespeare fut choqué d'une scène qui terminait par une impression pénible la joyeuse comédie. Comme ar- tiste et comme philosophe , il réprouva cette conclusion tout orientale qui assimilait l'homme à la chose. Eh quoi ! vous avez fait un heureux de ce misérable ; vous lui avez donné ce que le sort aveugle accorde à d'autres , on ne sait pourquoi ; vous l'avez affublé de richesse, de luxe et de puissance ; vous l'avez transporté, au milieu des sympho- nies, dans l'atmosphère embaumée d'un paradis terrestre ! Et, après lui avoir créé le goût de toutes ces splendeurs, après l'avoir habitué à toutes ces délices, après l'avoir élu à cet Eden, vous le repoussez du pied dans le ruisseau, vous le recrachez dans son enfer! Et vous voulez que, devant cette mystification cruelle, tous éclatent de rire ! Eh bien , non ! ce dénoûment que vous croyez drôle n'est que lugu- bre. Il a pu égayer le calife, mais il attriste le penseur. Aussi, que fait Shakespeare? Lui qui d'abord avait accepté cette conclusion, il se ravise et la supprime de l'œuvre défi- nitive.
Vous chercheriez vainement dans la comédie imprimée en 1623, la scène par laquelle finit la comédie publiée en 4594, — cette triste scène où le bonhomme Sly éprouve un si cruel désenchantement en se réveillant à la porte de la taverne. Comment ne pas voir dans cette suppression pré- méditée la généreuse intention du poëte ? Ainsi modifiée, la légende du Dormeur éveillé devient une magnifique para- bole. Cet ivrogne rencontré au coin d'un cabaret, ce gueux qui se querelle avec l'hôtesse qu'il ne peut pas payer, ce manant dont un grand seigneur s'amuse, cette espèce dont les valets se moquent, ce plastron à insultes, ce vagabond, ce chenapan, ce Christophe, — c'est l'homme du peuple au moyen âge, avili par la misère, abruti par la servitude,
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mais resté bon sous sa livrée d'ignorance. Eh bien, sublime inspiration, le poète tend la main à cet homme conspué de tous et que le ruisseau lui-même éclabousse ; il l'arrache à son tas d'ordure et il le transporte pour toujours dans le monde enchanté qu'a évoqué son gé- nie. Il s'adresse à ce misérable et il lui dit : « Toi aussi, tu auras ta part de poésie, de musique et de fête. Entre dans mon théâtre ; là tous les hommes sont égaux ; là, devant mes tréteaux, le dernier batelier de la Tamise fraternise avec la reine. Viens, reviens, et reviens encore : sans cesse j'accomplirai pour toi des miracles. Je te ferai oublier tes douleurs ; je te ferai passer tes souffrances. Tu cherchais au fond d'un broc l'oubli de ta détresse, je te le ferai trou- ver au fond de l'idéal. Tu voulais te soûler de petite bière, je t'enivrerai d'illusion et je verserai pour toi le meilleur cru de ma fantaisie. Crois-moi, quitte ta taverne pour mon théâtre. Là-bas, tu courtisais des servantes ; ici j'appellerai, pour te plaire, les plus belles créatures de mes rêves : Des- démona, Juliette, Imogène, Béatrice, Hélène, Cléopâtre ! Là-bas, tu avais pour hôtesse Marianne Hacket ; ici, tu auras Shakespeare pour échanson ! »
II
Au commencement du dix-septième siècle, un auteur dramatique, contemporain de Shakespeare, le poëte Flet- cher a voulu faire la contrepartie de la Sauvage apprivoisée. Dans une pièce intitulée the Tamer tamed, il a montré le dompteur Petruchio dompté à son tour par une seconde femme qui emploie pour le soumettre les moyens même dont il s'était servi pour réduire Catharina. L'intention avouée du poëte était de venger le sexe faible de la préten- due défaite que lui avait fait subir le sexe fort, représenté par Polruchio. Toute spirituelle qu'elle était, la comédie de
INTRODUCTION. 25
Fletcher n'obtint qu'un succès médiocre; elle reposait, en effet, sur une pensée aussi erronée que paradoxale. Sous prétexte de rétablir dans le ménage la supériorité de la femme, elle faussait la loi naturelle ; elle prêtait à l'épouse les excès du caractère viril, la violence et la rudesse, et à l'époux les exagérations du caractère féminin, la mollesse et la pusillanimité ; elle faisait de l'un une femmelette et de l'autre une virago. Singulière contradiction ! Pour établir l'ascendant de la femme, Fletcher avait commencé par la changer en homme.
Pour établir réellement cet ascendant, il fallait justement faire le contraire ; il fallait nous montrer la femme fondant son empire non sur un tempérament d'emprunt, mais sur son caractère véritable. Il fallait nous la montrer d'autant plus puissante qu'elle est plus humble, d'autant plus in- fluente qu'elle est plus résignée, d'autant plus irrésistible qu'elle est plus femme. Il fallait nous la représenter dans son conflit avec l'homme, armée de faiblesse, cuirassée de patience, invulnérable de bonté. Il fallait enfin nous la faire voir dominant l'homme, non par l'abus de la force, mais par l'excès de la douceur.
Cette idée, traitée magistralement, contenait une œuvre profonde. Shakespeare s'en empara et en fît le sujet d'une ravissante comédie.
Totit est bien qui finit bien est la contre-partie exacte de la Sauvage apprivoisée. Ici, les rôles sont intervertis. Ce n'est plus l'homme qui doit apprivoiser la femme ; c'est la femme qui doit dompter l'homme. L'opiniâtreté de Bertrand est ici l'obstacle à vaincre, comme l'était là l'opiniâtreté de Catha- rina. Mais, il faut l'avouer, la tâche d'Hélène est plus diffi- cile encore que celle de Petruchio. Tout à l'heure, c'était une donzelle acariâtre qu'il s'agissait d'attendrir; maintenant, c'est un fils de famille hautain qu'il faut convertir à l'amour.
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Shakespeare a tout fait pour rendre malaisée la victoire de son héroïne. Il a incarné dans le comte de Roussillon l'aristocratie de l'épée. Bertrand est une figure toute féodale. Frivole, ingrat, astucieux, libertin, capricieux, vaniteux, il n'a guère qu'une bonne qualité : la bravoure. Elevé comme un prince qu'il est, nourri d'adulation, gorgé d'idolâtrie, Bertrand est moralement difforme, mais il est beau physi- quement. Il a cette élégance de race, cette désinvolture pa- tricienne, cette distinction de tournure, cette noblesse de traits qui sont les armoiries éclatantes de la grâce. Et voilà pourquoi il est si séduisant. Mais malheur à celles qui s'é- prendront de ce cavalier! C'est le don Juan de la guerre. Ce qu'il aime, lui, c'est la fanfare du boute-selle, c'est le roule- ment du tambour, c'est le frémissement des panaches au souffle de la mêlée, c'est le hennissement du cheval de bataille, c'est le cliquetis des estocs, c'est le choc des lances étincelantes au soleil ! Est-ce à dire que la femme lui est indifférente? Non pas. Il la recherchera, comme il le dit lui-même, à la façon capricieuse de la jeunesse, in the wan- ton waij of y outil. Il aura pour elle des fantaisies. Il courra après les aventures d'alcôve et s'amusera à suivre les filles à la brune. Gourmet de sensualisme, il sera avide de pri- meurs friandes ; il revendiquera partout le droit du seigneur; la chasteté ne fera qu'irriter son libertinage ; et pour tenter une vertu, il offrira tout, fût-ce l'anneau monumental de ses pères.
Ilélas ! voilà l'homme dont Hélène est amoureuse !
Pauvre enfant! Pourquoi s'est-elle mis en tête cette pas- sion insensée? Pour prétendre au comte de Roussillon, a-t-elle au moins la situation sociale que Boccace a accordée, dans sa légende ', à Giletta de Narbonne? Est-elle comme celle-ci « une riche damoiselle, ayant refusé déjà plusieurs
' Voir ceUc légende à l'Appendice.
INTRODUCTION. 27
partis à qui ses parents l'avaient voulu marier? « Non, Hélène est une malheureuse qui possède pour tout bien quelques papiers jaunis que son père Gérard, un médecin de Nar- bonne, lui a légués en mourant. Orpheline dès son enfance, elle a été recueillie au château et élevée par les soins d'une grande dame, la comtesse douairière de Roussillon, dont elle est aujourd'hui la camériste. Fille d'un roturier, Hélène est roturière ; elle a la tache indélébile du berceau ; elle appartient à la classe infime des gens qui ne sont pas nés ; elle est de celles à qui l'on ne dira jamais