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REVUE

DE PARIS.

REVUE

DE PARIS.

ÉDITION AUGMENTÉE

DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA

REVUE

DES DEUX MONDES.

TOME V.

MAI 1855.

6rujreUeô,

H, DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR;

1835.

LES PRÉDICATEURS

DU CA^RÊME.

»I. I, ABBE DU GUERRY. M. L ABBE CŒUR. M. L ABBE

LACORDAIRE.

Quand je passe devant une petite (église de village et que rette église est délabrée, moussue, ruineuse; que la porte en est fermée toute la semaine et fermée une partie du dimanche ; que l'orgue a été vendu pour subvenir aux frais de réparation ; que les vitraux donnés par un seigneur de l'an 1200 sont rem- placés par des carreaux Jaune-blanc de verre de Bohème; que la moitié du clocher est enlevée , que la cloche est fêlée , et que toutes les marches sont revêtues de vieux lichens et cassées en vingt endroits , ce spectacle me semble l'un des plus tristes du monde, .le vois lA le cadavre d'une religion : le cadavre d'une religion , c'est le cadavre d'une société. Temples des capitales , que m'importent vos souveraines pompes! Vous trouverez tou- jours des ambitions |)ieuses (jui vous feront surgir de vos cendres , plus brillans , plus étincelans , plus grandioses. Dans les villages dont Paris est environné , on rencontre encore je ne sais com- bien de petites églises délabrées. C'était le centre et le foyer social des populations. Depuis un temps immémorial , les hommes y avaient prié , pleuré , espéré, tremblé. Toute la politique, toute h vie morale et même physique; naissance, mort, sym-

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pathie, amour, mariage; reposaient sur celte base unique: répjlise de la paroisse.

» Et voici la pierre angulaire détruite; le centre commun anéanti!

)) .le le répète , le cadavre d'une église fait peine ; c'est le cadavre d'une société, n

Ainsi me parlait un jeune homme, un enfant delà génération nouvelle, un de ces étranges produits de la civilisation la plus complexe qui fut jamais. Bonaparte; et les cent jours ; et la con- grégation ; elles pamphlets de la restauration ; et le néo-catholi- cisme ; elles théories de llallanche ; et celles de Hegel ; et le roman- lisnie,el le saint-simonisnie, et le magnétisme, hiiavaientlaissé leur empreinte. Ce n'était pas une intelligence confuse; mais il était de notre temps , il en avait reçu toutes les influences . Le doute et la critique dans lesquels il avait été élevé commençaient à ne plus lui suffire. 11 reconnaissait le vide et le faux de la plupart des nouvelles théories ; toutes ces voix prétenlieuses, qui psal- modient si tristement leur hymne de régénération sociale, ren- daient à son oreille un son fêlé , lugubre et misérable. Soit orgueil, soit force d'esprit, il ne pouvait se rejeter aveuglément au sein des superstitions anciennes ; ses préjugés conlre le catholicisme s'étaient augmentés et envenimés par un long séjour dans les contrées proleslantes. Il avait besoin d'unité ; il voulait croire : mais il ne prétendait pas abdiquer sa raison ; et comme il était , avant tout , homme d'impressions naïves , comme il ne reculait devant aucune émotion noble, devant aucune pensée forte, il était malheureux de celle désharmonie.

J'aimais à l'entendre : il me représentait merveilleusement cette époque , sans lest et sans gouvernail , qui n'est pour ainsi dire amarrée à aucun point solide, et qui vogue de folies en folies et de grandes idées en grandes idées, sans trouver de havre qui lui convienne. On aurait pris mon ami lanlôt i)0ur un catholique, tantôt pour un disciple de Bayle, quelquefois pour un byronien désespéré ou pour un piélisle proleslanl. M élail de son temps, je le répèle, ù une seule exception près : l'affec- tai ion lui manquait; il ne prétendait pas à de hautes et profondes convictions ; il laissait à d'autres le masque d'un enlhonsiasme factice et la parodie de la sublimité. Aussi quand il me parlait, feroyais-je entendre l'écho ingénu des secrètes pensées qui agitent

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ce temps-ci. .le rapporterai quelques-unes de ses paroles les plus caractéristiques.

Nous venions d'assister à je ne sais quelle inauguration néo- chrétienne :

(1 .lainierais mieux , me dit-il , une indifférence complète qu'un essai absurde de régénération religieuse. Quand la piété se confond avec le mélodrame, et cpie l'on monte une église comme un théâtre , quel espoir reste , je vous piie , à la religion du cœur?

)> Nous avons vu mille petites religions essayer de naître; la putréfaction del'arhre donnait nourriture à cette végétation parasite. Aucune de ces communions ne s'appuyait sur une hase; elles trahissaient toutes une maladie sociale; et, comme symptômes, elles avaient leur intérêt de curiosité: les unes s'épuisaient en cérémonies ; les autres renouvelaient quelques souvenirs du moyen âge. On voyait renaître la discipline de la Trappe, régie par les doctrines philo,sophiques. Tous ces apôtres, parmi lesquels des hommes de talent s'étaient enrôlés ; ces Mahomets et ces Christs desreligionsnouvellesvousont-ilsassez fait rire? Comme ils se disaient et même comme ils se croyaient con- vaincus lÉvangiles improvisés, bibles corrigées et augmentées, intrépidité d'inspirations et prophéties sans miracles! Enfantdu dix-neuvième siècle, jeniaudissais mon doute; je comparaisma vie inquiète à cette béatitude rayonnante , à ce beau sang-froid d'affirmation qui caractérisent tous les Messies de l'époque! Mais cette foi que je leur enviais, l'avaient-ils donc? D'où leur fùt-elle venue? n'étaienl-ils pas à la fois dupes et trompeurs? J'attendais qu'on m'éclairât, et je n'attendais i)as long-temps. Tous ces fondateurs de religion passaient et ne revenaient plus; en quelques mois ils étaient oubliés: c'en était assez pour me prouver qu'ils n'avaient point d'avenir. Puis eux-mêmes, quand je les reconnaissais sous leur nouveau maintien , ils me i)arais- saient plus sceptiques dans la foule des sceptiques , qu'ils ne m'avaient paru croyans à la tête descroyans. Ils avaient dit, et vous savez sur quel ton: »t le Christianisme a fait son temps, et 1 voici un culte qui vous convient; les prêtres ne peuvent plus i> rien , nous leur succéderons ; la société ne va plus au seruutn, :> nous lui ferons la chasse et elle nous écoutera. i> Ils avaient dit ces choses et bien d'autres encore; et cet anti(iue christia-

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iiisme , qu'ils insultaient par leurs généreux égaixls , n'élevait point la voix pour témoigner de sa vie ! Nous prenions son silence pour un signe d'agonie, nous qui supposions que le fracas était la force, que les protestations étaient les croyances , et que la prise de possession était le nec plus ultra de la con- i}uète !

1) Cependant le temps a marché ; nous nous sommes trouvés plus pauvres de nos richesses nouvelles. Toutes ces croyances n'aboutissaient qu'à détruire le dernier débris du lien social!

î) Pourquoi avait-on prêté l'oreille à ces apôtres? C'est que l'on s'ennuyait horriblement : c'est que le vide delà |)olitique sans cœur commençait à se montrer. On commençait à sentir que le bonheuretmème le bien-être ne sont pasdansde grandes et interminables disputes; que cet éternel et furieux mugisse- ment des partis en présence ne rapporte rien à personne. Et voilà Tespèce humaine qui reprend sa voie ordinaire et natu- relle; elle se rejette dans son vieux et double domaine; ici le corps cherche la volupté à tout prix ; , l'ame demande des croyances. L'ame a soif de repos etde paix religieuse, pendant que le corps demande à tous les arts des jouissances effrénées. Tel est l'étrange spectacle qui nous est donné.

)> Voyez en effet ! . .

» Il y a aujourd'hui un carême et un carnaval... deux clioses qui n'existaient pas depuis long-temps. Le carnaval a relevé la tête; bruyant, orgiaque, emportant toutes les classes; il a ouvert les battans de tous les salons, enflammé des milliers de bougies, fait resplendir les glaces de tous nos banquiers, animé la verve de nos jeunes gens ; je vous le dis , en vérité , je vous le dis, il y a eu Carnaval. C'est un changement de mœurs notable.

» Qui n'admirerait cette révulsion !

» Pendant que l'orgie redevient populaire , le christianisme occupe les meilleurs esprits. Sainte-Beuve et Lamartine, une foule de noms aimés et féconds , marchent dans une voie chré- tienne. En vain des écoliers en cheveux blancs essaient encore de se moquer de tout. Noire génération sérieuse et juste, qui se dit toujours incrédule , porte dans son doute une tristesse qui est presque de la foi. Elle comprend trop pour oser rire. Elle a vu le néant de tant de gloires ! elle a été loin en i)hilosophic ,

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en histoire , en études d'art ; elle a fait précipitamment le pro- cès de Dieu , du monde , de la monarchie , de la i-épublique ! <i Une foi! donnez-moi une foi! :> s'ccrie-t-elle. 11 lui échap- pe des paroles navrantes et confuses qui jettent la société dans les trouhles de Tattente. Poésie, art, roman, tout atteste ce besoin aveufïle d'une conviction chercîiée. Le siècle , c'est le Cyclope qui a perdu la vue et qui talonne, en hurlant, dans la profonde obcurité de sa caverne.

Cette réaction , il y avait lori{}-lemps que l'art l'avait com- mencée, il a tenté de nous rendre tout le passé ; l'art veut vivre de ce qui a vécu. 11 nous a donné du moyen âge à grands tlots; il nous a rendu le Christ, les anges, les saints, les démons, l'enfer et tout le ciel, en peinture et en musique, La splièrede l'art s'est repeuplée dépensées chrétiennes ; et l'on aurait pu prendre ce symptôme pour une dernière victoire du doute! Lorsque les croyances, en effet, deviennent Mythologie, leur mort semble assurée. . , . i>

Partant de cette donnée , mon ami, toujours logique dans ses déductions, toujours incertain quant à ses prémisses , me prou- vait savamment que la Religion avait chanté son liymne funèbre en devenant poétique. 11 ne s'apercevait pas qu'il se contredi- sait lui-même et qu'il attestait la mort de la Foi dont il venait d'admirer la vie. Il ressemblait à ce monstre de Shakspeare , qui avait quatre jambes et deux voix , l'une flatteuse , l'autre tonnante (1). En accusant son siècle de contradiction, il oubhait (ce qui arrive toujours) que lui-même offrait le plus naïf exemple des défauts qu'il avait signalés. 11 fallait l'entendre plu- sieurs jours après , pendant que nous nous dirigions vers Saint- Roch M. l'abbé Cœur devait prêcher. Comme il faisait le procès à ce siècle dont il n'était que le résumé et l'image !

(1 Le grand événement, le grand étonnement des salons, disait-il, c'est la vogue de quelques prédica teins. Leur voix a retenti , plus forte que celle de nos députés ! Les aboiemens de la politique vraiment! sont vaincus : la politique s'en va î En 1855 , que pouvions-nous voir de nouveau? Nous ne l'eus- sions jamais deviné !

î; Tempesl. Acl. 2.

1.

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)> Le voici :

» Fatigués du présent, et rebattus de l'avenir que l'on a voulu nous faire, on se cramponne à queliiues débris du passé. On commence à rejeter tous les maîtres qui s'imposaient à la société de vive force; hommes iiosilifs , qui manient et rema- nient l'occasion ; gens qui'vculent faire du moment une éternité; hommes industriels et industrieux qui transforment la vertu en lingots ; personnages aventureux qui ne vivent que de la vie (fu'ils n'ont pas encore, et tiient la société en croyant la faire naître ; fabricans d'expériences ortiiopédiques qui doivent re- dresser le monde : tous ces messieurs ont joué leur long rôle avec un ridicule délicieux ! Qu'ils abandonnent la scène ! L'é- j)oque a conquis toute l'indépendance de l'ennui et tout l'ennni de l'indépendance. La voilà, pauvre époque, qui se retourne tout simplement vers le passé qu'elle avait fui !

Il Pour que rien ne manque à celte révolution chrétienne, nous avons nos prédicateurs à la mode : M. l'abbé du Guerry, qui se constitue le Bridaine de l'Assomption et naguère de Saint- Thomas d'Aquin ; M. l'abbé Cœur , le Massillon de Saint-Roch; et M. l'abbé Lacordaire, le Bourdaloue de Notre-Dame. Tous, ils ont leurs prosélytes. Les croyans du faubourg Saint-Ger- main ne laisseraient pas attaquer rabl)é du Guerry ; l'abbé Cœur jouit d'un immense succès féminin ; l'abbé Lacoidaire a conquis une partie notable de la jeunesse en moustaches ; il compte des lieutenans et des colonels parmi ses adeptes, »

Avant de comparer les prédicateurs, voyons les églises.. C'est quelque chose de très-propre, de très-soigné, de très-confor- table , mais de peu grandiose que l'église centrale du faubourg Saint-Germain. Quoique l'Assomption ait possédé cette aimée l'abbé du Guerry, c'est Saint-Thomas (jui a commencé sa re- nommée ; le prédicateur et l'église sont associés dans ma pen- sée ; je ne les désunirai pas.

Saint-Thomas d'Aquin est une toute petite basilLqjue , qui n'a ''air de rien au jtremier coup d'œil. Elle est neuve et insigni- liante. Point de souvenirs , rien de noble et d'imposant ; des formes contournées et prétentieuses. Artiste ou dévot, vous êtes scandalisé de la mesquinerie de ce pied-;Vterre de Dieu ; vous accusez l'architecte d'athéisme. Ariétez-voussur les degrés. Le spectacle est curieux ; un souvenir de la monarchie vit en-

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cor-c là. De beaux équipaffes se pressent dans l'étroite enceinte <le la place ; de {{lorieuses et antiques existences s'y réunissent à plaisii'. Tout cela va tenir dans cette église vous étouffiez. Voici des duchesses . des princesses ; des ducs et des princes. La vieille aristocratie, qu'on enterre en effigie , respire encore à l'aise, soyez-en certains ; elle a conservé son admirable faci- lité, sa grâce parfaite de ton, et vous la reconnaissez de loin. Les pensées mondaines s'infiltrent et s'insinuent dans cette société spéciale ; et il y aurait bien quelques observations à faire sur la double rangée de ces nobles jeunes gens qui resleni en dehors , élégans de tournure et de costume , dandies , obser- vateurs , et aussi religieux tout au moins que dans l'église même. L'aristocratie et le clergé se tiennent mutuellement attachés par des liens inxjiossibles à détruire ; la foi est le dernier bastion <le la légitimité.

Au surplus , ces jeunes gens . ces duchesses , ces hommes de l'ancien monde ont raison : et les intelligences superficielles peu- vent seules croire cfiie le prédicateur moderne soit sans influence! Dans une société tout tend à se diviser , réunii- en groupe quelques auditeurs , faire circuler autour d'eux un souffle qui Les anime de la même pensée , fondre leuis aines dans une même <;onviction , c'est un grand service rendu ! Le catholicisme a long-temps été chargé de la conservation de la société; Dieu sait qu'il a souvent manqué à l'appel que lui faisait la Destinée. Combien de fautes commises par lui ! Aujourd'hui , s'il peut créer des centres , s'il peut faire renaître une unité sociale ; s'il peut nous apprendreà croire, à aimer, à savoir enfin tout ce qui nous manque ; il sera deux fois béni. Cette société qui meurt, qui se dissémine , qui se trouve déchiquetée en mauvais lam- beaux épars , se laissera-t-elle relier et rassembler par son ancien protecteur? Je ne sais.

J'estimais peu le christianisme de parade , (juand la dévotion menait tout, quand les maréchaux allaient à la procession , et que le confesseur mettait le grand visa aux affaires de la cour. Mais Charles X est à Prague ; et s'il y. a en France une seule ombre de Louis XIV et de son temps, c'est à Saint-Thoni<»s d'Aquin qu'il faut chercher cette ombre. Le culte des souvenirs est beau: il nous affranchit du présent, il nous apporte cette poésie triste , ces images lointaines qui donnent à lame une

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sorle d'énergie , sans laquelle elle languirait et s'éteindrait au milieu des intérêts vils du moment. L'attachement du faubourg Saint-Germain pour le vieux catholicisme est à la fois chose con- venable et nécessaire. Quel pouvoir a fait la noblesse grande dans l'ancienne France? Quel pouvoir a fondé, pour ainsi dire, la constitution féodale? Le pouvoir religieux. Ne nous étonnons pas de retrouver ces deux ordres d'idées sous le même dra- peau.

L'aristocratie a poussé la générosité jusqu'à faire une haute réputation à im oiateur plus puissant par la voix que par la pensée, à l'abbé du Guerry.

L'abbé du Guerry est un homme grand et vigoureux ; sa voix formidable , ses cheveux relevés bizarrement , son geste fou- droyant, n'expliqueraient pas ses succès à Saint-Thomas d'Aquin, si Saint-Thomas n'était résolu à l'admiration de son prédica- teur. Maintenant que la religion a cessé d'être théâtrale ( au faubourg Saint-Germain surtout ) , les dispositions du public suppléent heureusement à ce qui manque au prédicateur. L'abbé du Guerry crie comme quatre, et s'agite comme quarante. Il étouffe dans la chaire, il étouffe dans l'église. On dirait qu'il veut émouvoir les absens plus que les présens. Ses invectives, ses éclats , ses grands coups, tombant sur de jeunes duches- ses pâles et sur des fils de famille ( dont les vices et les crimes sont apparemment d'une nature délicate et spéciale) produisent l'effet d'un contre-sens. Ne croyez pas que l'abbé du Guerry soit dépourvu de mérite. Il possède l'Écriture , il la cite en prê- tre, plutôt qu'en professeur de rhétorique : il fait trop de bruit, il est vrai , mais il se croit obligé d'en faire beaucoup. On finit par s'habituer à 1?. raonotomie de ce vacarme , dont on a souri d'abord.

C'est un prêtre zélé ; son malheur est de prêcher en Hercule ; sa vigoureuse musculature l'éloigné de la sensibilité et du na- turel. Il n'est pas pour le pathétique; mais il le cherche avec une droiture et avec une vigueur qui en tiennent peut-être lieu, et qui vous ôtent le courage de le critiquer.

Retournez-vous vers son auditoire. Ce ne sont ])lus des femmes simples et pauvres, que la misère et l'ignorance pré- parent doublement à la soumission ; ni des enfans condamnés à être clu'étiens jusqu'à la première communion ; ni des vieillards

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ennuyés qui clierclient dans la prière les distractions qu'ils ne savent plus trouver. Je vous l'ai dit: c'est la fleur de la société féminine, tout ce que Paris possède de yràce et de di- {înité. Tout cela croit, prie et s'incline. L'abbé du Guerry déclamerait plus bruyamment encore , on s'inclinerait devant lui : on a Ijesoin de foi. Le déclamateur qui gouverne un moment cette assem!)!ée représente la puissance de cette foi que Ton cherche. Généreuse, naïve et singulière illusion! Ces femmes qui, dans un roman moderne, découvrent du premier coup d'œil le faux, l'affecté, l'emphase , le mauvais ton ; ces femmes à qui pas un ridicule n'échappe, qui savent marquer d'anathème une note fausse de Tambnrini ( si Tamburini jiouvait chanter faux) et un mot de mauvais aloi, une phrase de mauvaise com- pagnie dans le conte à la mode; ces femmes sentent qu'il y va de grands intérêts, et que l'abbé du Guerry doit être un grand homme. Elles le font grand homme : il est grand homme! Ce qu'elles vénèrent en lui , c'est le passé , c'est le sacerdoce, c'est le souvenir, c'est la piété, c'est le monde d'autrefois, c'est l'Évan- gile , c'est le christianisme. Si vous leur disiez que, dans l'objet de leiu" admiration , il y a quelque chose du soldat aux gardes et de l'avocat qui plaide, elles ne vous croiraient point, et vous blesseriez leur foi exquise. Respectez une erreur plus belle et plus aimable que la vérité. Croyez-moi, ces illusions ne sont jamais ridicules; elles honorent celles qui s'y livrent , plus que ceux <iui les inspirent.

Traversons la rue du Bac, et la Seine et les Tuileries. Nous voici à Saint-Roch , église dont les souvenirs ne remontent pas très-haut; mais sur ses pierres je lis des enseignemens redouta- bles; j'y vois gravés les noms de Donaparte, de Chameroy, de Talma, de Voltaire. 11 me semble que ces colonnades ont lutté contre tous les orages du dix-huitième et du dix-neuvième siè- cles. Disons adieu à l'aristocratie pure : voici une aristocratie mixte, un chaos, un pêle-mêle bourgeois , prétentieux, parfai- tement actuel! A Saint-Roch, l'abbé Cœur domine. L'abbé Cœur est aussi frêle que l'abbé du Guerry est vigoureux. Un geste de l'un tuerait l'autre. Placez-les dans deux chaires voi- sines : que l'abbé du Guerry déploie sa voix d'oigue : il empê- chera l'abbé Cœur de faire entendre une syllabe.

L'abbé Cœur est délicat et débile. Il y a des larmes dans ses

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yeux. Ce prêtre a souffert , il a prié, il aime : voilà ce qu'on se dit quand il vient à paraître. 11 i)arle, et d'abord vous n'entende/ rien. Mais vous contemplez cette douce et triste fiyure; etquand sa voix s'élève et remplit enfin une partie de la nel', vous vous affligez de l'entendre déclamer aussi. Vous rej^reltez l'espèce de rêverie que son demi-silence vous avait procurée.

<t Comment! disait mon compagnon, de la déclamation, des efforts de geste, de la psalmodie! Tout à l'iieure, il y avait un honimme vieilli d'avance par les pensées du sanctuaire; un vrai prêtre, dont l'épuiseuient n'était pas du Byronisme; dont la pâleur et l'air mélancolique n'étaient pas l'uniforme d'une dou- leur à la mode , mais bien l'indice d'une ame plus vivante que son corps! Quoi! ce personnage si rare et si neuf a disparu ! Je ne trouve plus _qu'un prédicateur ; quelque chose qm n'est ni le professeur, ni l'apôtre! Pourquoi me forcer à redevenir critique, à faire l'inventaire d'un discours, et ni'enlever ce bonheur si rare, si plein, de me perdre lout-à-fait, de ne savoir plus si c'est moi qui parle ou moi qui écoute ! La voix tonnante de l'abbé du Guerry l'atiguait; la voix fadileet déclamatrice de l'abbé Cœur fatigue autrement. Si rab!)é du Guerry l'essemble quelquefois à une doublure tragique, s'il est sec et faux, sa force physique le dispense d'avoir de l'ame : ses ouailles en auront pour lui. Mais l'abbé Cœur est mourant, ce qui promet trop à ses auditeurs. Qu'il reste lui-même, qu'il se livi'e. ([u'il nous dise ses larmes secrètes, qu'il nous raconte ses secrètes pensées ; qu'il soit apôtre dans ses discours comme il l'a été dans sa vie ; qu'il répudie la rhétorique. Ce qu'il nous faut aujourd'hui, à nous, malheureux blasés, c'est une forte, une haute, une pro- fonde conviction. i>

n Soyez plus juste : répondais-je : l'abbé Cœur n'est pas toujours hors de l'époque ; il ne supjjose pas , comme l'abbé du Guerry, ([ue son auditoii'e est celui de Massillon ou de Bourda- loue; de temps à autre, cette grave et sainte physionomie ac- compagne bien des paroles modernes et actuelles. Quelquefois il se souvient qu'il est à Paris, à cinquante pas du Palais-Royal, entre la Bourse et la Chambre des Députés. Quelquefois il compte en lui-même les incrédules que Dieu voit dans l'auditoire, et il s'occupe un peu de leur instruction. Par malheui', ce soin es! passager. Pourquoi se rejette-t-il dans de vagues lieux com-

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muns, d'où l'aiiclitoire redescend avec la chiile re^îiiliwe de sa voix el de son jjesle ? i>

Saint-Rocli mérite observation. La pompe, et nne pompe mondaine, y règne bizarrement. On dirait qnescssurintendans ont comi)ris l'ornement et l'arrangement du lieu saint comme M. Véron a compris TOpéia. ,I'ai vu , dans cette église toute parée, loiile belle, toute coquette, le même mouvement, le même mélange que les stalles et les loges de l'Académie royale de musique offrent aux regards : bourgeoisie tiére de sa richesse, enthousiasme factice et grands noms perdus dans la foule; ici dfs peintres, des princesses ; plus loin Lamartine et Derryer. C'est un public moins ferme dans la foi, plus parisien, plus mêlé, jilus équivoque que celui de Saint-Thomas. La figure sacerdotale de l'abbé se dessine étrangement au milieu de tous ces visages du dix-neuvième siècle. Comme dans le quartier même Saint-Roch est situé, tous les contrastes viennent se donner rendez-vous dans cette église; femmes riches et bril- lantes; quelques nobles, exilés dans le faubourg Saint-Honoré; beaucoup déjeunes gens et d'oisifs : tous (comme c'est la cou- tume aujourd'hui) ne cherchant qu'à se mettre en relief le plus vivement possible, et à faire brillamment ressortir leur indivi- dualité. A Saint-Roch étincellent les vanités bourgeoises, amou- reuses des distinctions que donne la paroisse à la mode. se trouvent la finance qui aime les lustres, les dorures, les couleurs fraîches, et que l'on sait prendre par son faible ; et le commerce, qui étouffe en boutique pendant six jours de la semaine, et qui croit respirer le grand air en consacrant au Salut de Saint- Roch les heures de dimanche qui restent après la vente; entin des commis, des étudians, des élèves de l'École Polytechnique : minorité importante , sévère, difficile, qui prend des forces en marchant. Cette réunion est plus difficile à manier que celle de Saint-Thomas d'Aquin, et l'abbé Cœur est supérieur à l'abbé du Gnerry.

Il nous reste un troisième public à connaître, public indépen- dant et fort, mais incertain et dédaigneux; un public, tout semblable à cet interlocuteur que j'ai mis en scène; plein d'idées et ne sachant pas il va; qui ne pardonne rien, qui ne demande pas d'indulgence ; qu'on ne gagne point par des solos de trompette à piston et par des décorations d'église ; c'est

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oelui qui se rapproche le plus du jeune homme dont j'ai repro- duit les discours; il est l'expression de la France nouvelle : il ost triste, inquiet, éclairé et ennuyé.

C'est dimanche. 11 accourt à Noire-Dame, dans cette belle et triste église. La cathédrale du moyen âge était étrange pendant le carême de 1835. Ne nous arrêtons point devant son portique. N'admirons point sa majesté sans effort, sa puissante ordonnance, ses caprices de heauté, la sainte sévérité de son maintien. Ne commentons pas les i)ensées qui prirent une telle forme. Ce qui me frai)pe avant tout, c'est cette foule du dix-neuvième sciècle, jeunes gens encore pâles de travaux et de plaisirs. Voici deux mille curieux en hahit noir ; puis quatre mille ; puis tout ce que l'éghse en peut recevoir! Tous ces gens ont lu Voltaire; j'ai vu la plu- part d'entre eux dans les salons et dans les danses rapides ! C'est une assemhlée élevée à l'école de Bonaparte , de Byron et de l'ennui ! elle est fière et dédaigneuse : elle se possède à mer- veille, et vous l'examinerez long-temps avant de reconnaître en elle la furie poétique, la verve de l'enthousiasme, la profon- deur ou même la capacité de la- foi. Je parie que plusieurs de ceux qui m'entourent ont apporté leur Rousseau, leur Molière, leur Lamartine , leur Byron, leur Shakspeare. Les uns tournent le dos à l'autel et lisent. Vous diriez des chrétiens exilés dans une mosquée. D'autres causent opéra, chevaux et femmes , sans vouloir être impudens ou impolis. Quelques-uns , c'est le très- petit nomhre , lisent l'Eucologe et ne lèvent les yeux que pour regarderie célébrant d'une messe basse , qui monte à l'autel une demi-heure avant l'arrivée de l'ahbé Lacordaire.Ils se détachent singulièrement parmi cette foule qui ne croit pas qu'on puisse croire.

La nef se remplit, les bas côtés s'encombrent, pour satisfaire une telle assemblée , on souhaite à l'abbé Lacordaire la voix de l'abbé du Guerry et la belle figure de l'abbé Cœur. Bossuet est monté dans cette chaire, et il y a pleuré de vraies larmes sur la gloire de son ami Coudé. Bossitet alors avait devant lui tout le sciècle de Louis XIV ; il envoyait durement à confesse ces femmes si Hères , qu'on aimait en les trompant; ces seigneurs qui fai- saient de la royauté quand le roi n'en avait pas le loisir; et ces écrivains qui nous ont conservé le souvenir d'une France pres- que orientale.

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Voici l'aI)lH' Laoordaire. Ce n'est pas un évéque de soixante-dix ans, consolé d'une gloire opiniâtre par une longue habitude de vertus naïves, et prêt à porter à son diocèse les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s' éteint. Lejeunehomme monte en chaire, en face de M. de Ouélen, qu'il regarde tiinidt^ient : on se demande ce qu'il va devenir. H entr'ouvre les lèvres en s'incli- nant vers farchevèque ; mais je n'entends rien.

L'abbé du Guerry parlait haut ; TablMi Cœur parlait à demi- voix; l'abbé Laccordaire murmure à peine.

Il est fluet, il iK>rte sa tète en novice ; son maintien est gêné, sa voix n'est pas une voix. Que va-t-il dire à six ou huit mille lètes, qui ont orne les cours des facultés, les avenues du bois de Boulogne et le balcon de l'Opéra ? Toutes, elles se tournent vers cette tête de séminariste ; il se fait un silence. Ses regards s'af- fermissent, ses gestes deviennent moins timides, ses yeux redes- cendent vers l'immense auditoire ; le prêtre remplace l'homme. « Entrela nouvelle France sceptique et les souvenirs de ces grandes voûtes, que va-t-il devenir? me demanda mon ami . Comment maniera-t-il cet auditoire, qui vient chercher une des grandes émo- tions qu'il ne sait plus trouver et dont on lui fait un besoin? N'a-t-il pas couru les théâtres, comptant sur les promesses des affiches et sur les apostilles des feuilletons? et n'est-il pas sorti froid, honteux, interdit, ne sachant plus s'il y avait de l'art dans le pays de Molière et de Racine ? Une autre fois , n'a-t-il pas espéré que la politique le remuerait puissamment ? Les chambres, les journaux, les salons des trois Frances que nous avons à Pa- ris , ne l'ont-ils pas laissé plus mort que la veille ? Quelle détresse d'arae est celle-ci? La philosophie s'est levée d'un sommeil, dont elle seule ne s'apercevait pas ; elle a crié : >' Me voici .je pré- pare mes destinées et les tiennes ; seulement laisse- moi le temps d'arriver. i> Eh bien ! de problème en iiroblème, d'ol)scuritéen obscurité, qu'a-t-elle obtenu? Elle s'estdémenée entre des abiraes ; allant du bord de celui-ci au bord de celui-là, sans les sonder ni les franchir , jusqu'à ce qu'un beau jour , lasse d'être debout et en vue, elle s'est couchée, faisant la morte, et gagnant , par ce dernier acte de modestie , indulgence plénière pour toutes ses fautes. i>

Revenons. Figurez-vous cescentainesdejeunes gens, d'hommes .encorejeunes,devieillardsencorehommes.qui, après avoir assisté

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à nos mille déconvenues , après avoir vu tous nos désapi>oinle- inens, rentrent dans '.'église. C'est le public de M. l'abbé Lacor- daire, un redoutable public apparemment. Il ne vient pas parce qu'il croit, mais parce qu'il voudrait croire. Il a d'avance et en réserve, par devers lui, tous les argumens de Bayle et toutes les théories de Kant. Il est si individuel, si exigeant, si peu simple . si complètement de son temps, si douleur, si peu crédule, qu'en le voyant vous avez l'idée d'un moyen âge intellectuel , d'une transition presque effrayante entre un passé dont les funérailles ne pouvaient se faire à i)eu de frais , et un avenir dont l'inau- guration est inconnue.

L'abbé Lacordaire passe, les yeux baissés , et la figure pâle , sous la colonnade qui mène à la chaire. J'aime sa peur, sa jeu- nesse , sa modestie. Avec un courage qui est de la prudence, il s'avise d'être commun d'abord ; sans façon, sanscérélnonie, quoi- que sans laisser-aller ; il commence bonnement et simplement ; de ce ton de tranquillité qui |)révient tout démenti , et qui est souverain dans la chaire, comme il le serait dans un salon , dans la rue, partout l'iiomme agit sur l'homme, .l'ai été iieureux des incorrections de l'abbé Lacordaire , surtout de celles du com- mencement, parce que ce sont celles qu'on espère témoins ren- contrer ; précieuses fautes, qui donnent de la naïveté au talent, qui font passer les plus hautes maximes, en ùtant à l'homme qui les professe une fâcheuse importance, à celui qui les écoule l'idée de résister à ce qui n'est plus une attaque. L'abbé Lacordaire a ce mérite; l'orateur d'une assemblée de six mille hommes me plaît quand il oublie les intérêts de son amour-propre, quand lisait ne l)as attendre, pour s'aventurer un peu , que le flot du discours, réchauffement du sang, et la sympathie générale, lui impriment un commencement de vertige. De temps à autre, l'assemblée s'a- gite, un l)ruit flatteur s'élève vers le jeune prêtre. lU'a entendu, il devient plus humble encore, il laisse ce succès à qui s'en con- tente, aux avocats, aux professeurs, aux députés. Il pense à quel- que chose de plus solennel. Il veut qu'on écoute sa foi et son Dieu, il (juilte les hauteurs philosophiques vous le suiviez avec incpiiélude, et tombe dans une familiarité pieuse et tendre. Il y a de' la candeur et de la majesté dans cet homme.

Ne me demandez pas si M. Lacordaire est fort de raisonnement et de style, s'il est pour le progrès, s'il a sa théorie toute prèle ;

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cil iiii mot si l'abbé Lacordaire est un réformateur. Il croit et fait croire.

n Le catholicisme me presse de toutes parts , me disait le jemie homme qui m'accompagnait : autour de moi et dans toute la nef ou est remué profondément, et de toutes les idées qui cou- rent à travers les âmes, il se forme comme une seule hymme si- lencieuse. L'abbé Lacordaire est l'orateur du siècle. Il vient de poser une grande pierre d'attente. Ses conférences n'ont pas été un effort , malgré leur hardiesse. 11 n'a point un christianisme d'amateur, un enthousiasme de régime, et ce luxe de misère phi- losophique, qui donne à l'art nouveau la i)ompe elles mensonges du sépulcre. C'est le seul homme, depuis très longtemps, qui ait propagé l'émotion rehgieuse.Sa voix est frêle; il tremble et fré- mit d'impatience, lin a rien d'apprêté ni de concerté ; il se baisse tristement vers son auditoire. Il est orateur. i>

Celle naïveté d'impression et cettesympalhie pourles grandes pensées qui fait honneur à un temps blasé, beaucoup de personnes, les partageaient autour de nous. N'est-ce pas un vrai symptôme ■de vie inleilecluelie? Nous n'entrons ici dans aucun débat dog- matique: nous disons seulement que notre siècle mort a donné signe de vie; le cœur vient de battre, les lèvres s'entr'ouvreut, le regard a parlé. Le christianisme se relèvera-t-il ? Renouvellera- t-il l'époque ? A-t-il assez de chaleui- pour la vivifier ? Ces ques- tions mérilent d'être solennellement dél)attues ; je ne les résous point.

L'aiibé Lacordaire est-il destiné à rétablir notre unité perdue, et l'effet de ses conférences ne s'alîaibiira-t-il point? L'abbé Lacordaire est avant tout une ame jeune et passionnée. Qu'elle conserve le feu sacré; que les prêtres aillent l'entendre et le comprendre. Ils seront étonnés de son succès, car il n'a point ce qu'ils appellent le talent de la chaire : il divise et il oublie ses divisions, il ne se drape et ne pose jamais; il ne sait guère com- ment il gesticule , il ne prêche point pour lui. L'irrégularité de son discours, et les fautes déjeune homme qui abondent dans sa diction , leur causeraient un véritable chagrin ; ils le renver- raient au séminaire, ou même au collège; cependant, voyez l'intérêt ardent et presipie désavoué qu'inspire ce petit prêtre, simple, fier de sa simplicité, et qui ne veut jeter que son ame dans une carrière d'autres cherchent à mettre tout leur talent.

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L'abbé du Guerry ferait sourire, l'abbé Cœur impatienterait, s'ils parlaient après Taljbé Lacordaire. M. du Guerry aurait l'air d'un acteur, et il serait perdu dès qu'on voudrait le comparer à ce faible séminariste , qui ne promet rien et qui donne tout, qui semble d'abord, au milieu de Notre-Dame et devant celte foule, une petite ombre anéantie dans l'espace, et qui prend du corps, s'élève, s'étend et agrandit encore, par son ame, le spectacle immense il n'était rien. L'abbé Cœur aurait le mal- heur de donner des espérances : sa tournure sacerdotale , sa noble tristesse et ce reste de crainte humaine qui relève le courage du prêtre , tromperaient l'auditoire. J'ai dit quelle mal- heureuse habitude rhétorique privait l'abbé Cœur de sa puis- sance, en le ramenant aux habitudes convenues de la déclama- lion. Pourquoi ne se souvient-il pas plus de son sacerdoce que de sa prédication? L'abbé Lacordaire surprend par son élo- quence, et c'est ce qui en double le prix. L'abbé Cœur sur- prend davantage par son emphase inattendue; il force sa voix, il contraint ridiculement son geste. Tout en quittant le bonnet carré pour avoir plus d'aisance, il est à la fois élève et profes- seur de rhétorique : élève par l'insupportable timidité de son maintien , professeur par la fausse assurance qu'il reprend tout à coup.

Telle est l'impression naïve que m'ont laissée, à moi profane, frappé de toutes les souffrances de mon siècle, mais sympathisant avec lui , les trois hommes qui ont réveillé dans cette année l'é- motion chrétienne en France. S'il y a un apôtre du catholicisme moderne, je l'ai dit , c'est l'abbé Laccordaire ; c'est lui qui jette avec franchise le gant à tous les argumentateurs du siècle, lui qui ne craint pas la lutte , qui enlace et étreint ses adversaires, lui qui se montre noble et vigoureux athlète. Depuis quelques années le christianisme avait remis le jned dans les théâtres et dans les romans ; la musique et la poésie lui avaient demandé l'aumône. L'impression produite par l'abbé Lacordaire , et l'é- motion secondaire obtenue par les al)l)és Cœur et du Guerry, attestent la réalité d'une révulsion religieuse.

Le mouvement intellectuel est ; il n'est point à la cham- bre, ni dans les journaux, ni dans les procès politiques; le mouvement de la société est un mouvement de réparation, de retour de tendance vers l'unité. Elle veuu se reconstituer ,

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elle veut croire, elle veut aimer ; elle n'oublie rien pour se prou- ver ù elle - même qu'elle est ou qu'elle sera religieuse. Y parr viendra-t-elle ? Je l'ignore. Ce qu'il y a, dans ce retour religieux, (le moral et de consolateur se mêle de quelques teintes burles- ijucs. Avez-vous entendu retentir l'orgie des Variétés? Avez- vous vu à Paris , sur les boulevarts , celte poésie bâtarde du mardi-gras? Avez-vous assisté à ce pêle-mêle de bals de l'Opéra (jui ont recommencé leurs lirillantes saturnales? Que dites-vous de celle véhémence , de cette àpreté aux plaisirs , de tous ces salons ouverts, de tous ces raouts frénétiques, de toute cette verve de licence ? N'avez-vous pas réfléchi sur ce double élan vers la volupté physique et vers la croyance, vers la foi et vers le cynisme?

Temps confus , temps bariolé , temps dégingandé , temps ab- surde, dont, si j'avais ce loisir, je léguerais à nos enfans l'in- croyable portrait ! Comme nous marchons tous dans cette foule extravagante, pressés et portés par elle, nous ne la voyous pas. Je voudrais que mes contemporains se retirassent un moraenteneux- mêmes , et qu'ils apprissent combien ils sont burlesques !

Par' exemple , si j'élais assez oisif ou assez vain pour écrire un jour mes Mémoires (comme on dit maintenant) et jeter dans l'oreille inatlentive de l'avenir mes confessions , mes repentirs , mes regrets, le journal inutile de mes actions et de mes pensées , je peindrais d'un seul Irait l'hiver de 1835.

ic C'était , dirais-je (et ce fragment d'autobiographie serait un fragment d'histoire) , c'était à une heure et demie; le bal de l'Opéra était en pleine activité : les dominos tourbillonnaient ; les femmes triomphaient de leur esprit et de leur artifice. Le pro- vincial était placé sous la pendule et le dandy se dandinait sur une jambe; l'homme politique coudoyait le marchand d'huile, elles grosses célébrités du temps causaient avec la grisetle pro- tégée par l'incognito du salin noir et la délicatesse menteuse de la chaussure. Je commençais à me fatiguer de ce bruit vide, (|uand j'aperçus dans la cohue un jeune conseiller d'état , spiri- tuel, homme du monde, tenant à l'aristocralie par sa famille, à la jeunesse studieuse par ses premières anées. au gouvernement par sa itosilion. Nous causâmes , appuyés sur je ne sais quel piédes- tal de marbre faux, que la somjduojité de l'Opéra laisse comme type de son luxe spécial. Nous causâmes; les d<tniin<»>

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venaient chuchoter à notre oreille. Et nous causions toujours , ou plutôt il causait : et il m'entretenait, non de chevaux et de femmes, mais du renouvellement du chirstianisme, des théories allemandes , de la religion des Hiddons et de ses rapports avec la foi chrétienne, des œuvres du Germain Savigny , des systè- mes de Herder et de la grande philosophie de Hegel. u Oui, me disait-il, la pensée religieuse travaille en ce moment la so- ciété... (Puis, se retournant vers un mascpie : Tout à l'henre, je suis à toi...,) Il est certain qu'il y a lassitude et que nous cherchons une croyance. (.le connais cette femme; c'est une comtesse!... ) Des groupes se sont formés dans la jeunesse , et tous ils marchent à la conquête... (Voici un domino qui m'in- téresse! Ah! veuillez attendre un peu.) La politique n'est rien; la croyance est tout, .le connais des jeunes gens conscien- cieux, intellectuels, courageux, éclairés, qui marchent sous une bannière à la fois religieuse et savante... Les idées de Schel- ling sur la philosophie , combinées avec la pensée catholique... Mais pardon, pardon, je suis o!)ligé de vous quitter; on m'ap- Itelle ! à revoir !

Le néo-chrétien avait disparu dans le-tourbillon des masques noirs. Et ce jeune homme n'était pas plus ridicule que celui dont je vous parlais tout à l'heure. Cette conversation folle et multi- ple , rêveuse , mystique , symbolique , décousue au milieu du bal de l'Opéra n'avait rien d'extraordinaire aujourd'hui. C'était le résultat naturel de toutes les idées et de tous les désirs qui fermentent et bouillonnent dans la grande chaudière de cette époque. La société s'en tiendra-t-elle à cette situation d'ame et de pensée? Refera-t-elle ses croyances? Conservera-t-elle pour types mes deux personnages, que je n'ai pas inventés : le jeune philosophe et le jeune homme politique.' De plus hardis son- deront l'avenir. ,Ie ne sais voir que le présent dont je viens de montrer une des faces les plus extraordinaires.

Mais de quel côté marche la société ?

Dites-le, dites-le, vous qui ne doulez;(ie,rien, vous qui avezreçu du ciel toutes les inspirations prophétiques. Tacite, sousTrajau, ne devinait i)as le christianisme. Shakspeare et Bacon, sous .lac- ques 1"='', ue devinaient pas l'avéneinent de la liberté |)olitiqne. 0 mes illustres contemporains, plus puissans ([ue Shakspeare, Tacite et Bacou, éclairez-moi sur noire avenir, si vouspouvci!

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Pour moi , jo ne sais qu'une chose : l)énir et remercier ceux , philosopiies , orateurs , cliréliens, poètes, hommes iwlitiques , artistes, qui rendront le sens moral à cette société pleine de souffrances, qui la ramèneront à la dignité et à l'unité, qui combattront l'égoïsme matériel et Tindividualité grossière des intérêts, si âpres dans leur combat, qui nous détacheront de notre polémique hargneuse, ({ui feront planer sur la sphère intellectuelle la moralité détruite par soixante ans de naufrage. L'attention donnée aux prédications dont, j'ai i)arlé est un signe heureux et bienfaisant. Bientôt sans doute, si l'on marche dans la même voie, on ne permettra plus ni à la vie réelle d'être ignoblement i»ositive, basse, intéressée, rampante et menteuse comme elle est aujourd'hui; ni à la poésie d'être furieuse, folle, désespérée comme l'ennui , dépravée comme le désespoir. Que le sacerdoce chrétien profite du bon mouvement de la société et qu'il s'en empare , non pour l'exploiter au profit des intérêts spéciaux du clergé, mais pour apaiser les douleurs de tous. Que tous les hommes dignes d'exercer le sacerdoce de la pensée se joignent à ce mouvement. Il y a